Pas de plus belle raison d’entrer dans les fragrances de l’amour que de sentir le parfum d’un nouvel âge qui débute. Le vent soufflait dans les feuilles de cerisiers, et le printemps japonais ramenait ma petite bouille de collégienne en fin de parcours à ses fantasmes sur les premiers mangas que j’avais pu lire dans ma vie de jeune bavaroise.
Le déménagement n’avait pas été le plus dur, après tout mes parents n’étaient jamais là avant, alors avoir l’assurance qu’ils ne le seraient plus n’était pas si douloureux pour mes sentiments. En revanche, la barrière de la langue à apprendre pour faire mes preuves dans ce pays dont j’étais partiellement issue était une toute autre paire de manches. Pour ne pas arranger le tout ma camarade de chambrée n’arrangeait absolument pas ce monumental obstacle avec son dialecte tout bizarre d'une autre île.

L'Allemagne avait ses uniformes, mais je devais admettre que les règles étaient bien plus sévères ici bas. Sans vouloir me plaindre, moi qui aspirait à coller à une personne pour éviter d’avoir à me faire trop de nouveaux amis, le défilé de formes toutes aussi banalisées les unes que les autres me coupait un peu l'appétit. Il n’y avait que les personnages excentriques et les personnalités pour diversifier un peu le paysage. De l’artiste sophistiqué au sportif dont on ressentait la fouge, le panel était réduit, et même là, je n’avais jamais été une grande fan des gros baraqués. Nan ce que je recherchais avant tout c’était… Une franche détermination à s’exclure soit même, et mon œil inquisiteur frappait juste.

Parfait, jusqu’au moindre petit détail. Pas trop grand, pas arrogant ou quoi, juste un peu porté sur sa console mais autrement propre sur lui et dans ses gestes. Il avait cet air rêveur en cours qui scrutait à la fenêtre le mouvement soyeux des nuages. Il avait également cette coupe légèrement trop longue lui donnant un petit air rebelle. Avec tout cela se terminait ce visage coupé entre la sévérité et le taciturne qui donnait à son charisme cette aura presque mystique de l’ours impressionnant mais endormis, qu’aucune personne saine d’esprit ne tentait d'approcher…

Même moi..

Sans trop en faire, mon attirance envers lui était tout aussi forte que son intimidante personnalité, et.. seule, engager la conversation m'était presque impossible quand cela le concernait. J’allais donc devoir prendre mon mal en patience et être obligée de me faire des amies de circonstances. Les amies étaient vite arrivées, mon sang-mêlé d’étranger attisait la curiosité après tout, mais cela n’arrangeait en rien mon désir d’être avec lui.

Les jours défilaient aussi vite que les pages de manga que je dévorais plus jeune, et comme pour tout anime qui se respecte, la fin d’année arrivait comme un cheveux sur la soupe pour tout gâcher.
Qui dit fin d’année dit séparation, surtout à un point charnière comme celui-ci où le choix des lycées rendait la chose plus difficile encore. Et si mon attachement s’était noyé dans ma faute de ne pas avoir su lui parler, alors je n'aurais jamais pu me le pardonner. C’est avec tout cet empressement que je m'apprêtais à faire une des choses les plus stupides, compter sur une déclaration pour forger une promesse mutuelle de garder le contact. Je m’étais donc affairée à faire une lettre pour le confronter, et une soirée après les cours, je le retrouvais donc derrière l’école tel le cliché traditionnel.
Mon cœur battait fort, mes yeux le dévoraient figurativement et je restais suspendue à ses lèvres tandis qu’il relisait silencieusement devant moi la lettre que j’avais écrite. Il relevait les yeux, les descendait vers le papier, les relevait encore, puis rouvrit la bouche:

-Désolé, on se connait pas plus que ça, t’es juste une camarade de classe pour moi. Et pis, c’est la fin d’année, c’est un peu bête du coup..

Si dans anime l’instant n’aurait pu être que symbolisé par un son et un effet de verre qui se brise de désespoir, c’était en l’instant surtout le moment pour mon cœur d'accueillir tout ce verre brisé et d’en souffrir immensément.

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Il n’y avait pas de doute, j’étais bel et bien descendue en enfer après ce jour. Pleurer à en tomber malade, rester cloué au lit pendant plusieurs jours, n’en sortant que pour consommer de la malbouffe et regarder des dramas me rendant plus triste encore. Il ne manquait plus qu’un appel d’un de mes parents pour clouer mon cercueil, et évidemment cela arriva au moment où la pensée effleurait mon esprit. Tour de vis de la part du père, qui catapultait mon  postérieur dans un lycée strict.

Apparemment il était temps pour que je me sorte les doigts et que je fasse quelque chose de ma vie, et si pas je pouvais “toujours crever dans un coin et arrêter d’être une déception”. Appeler ma mère au secours n’aurait rien changé, elle avait probablement eu l’idée en premier. Ainsi donc je me retrouvais à faire mes classes avec d’autres filles, uniquement des filles pour éviter que je ne “retombe dans un méli-mélo de niaiserie de fillette”.

Et… Je détestais mes parents d’avoir eu une si bonne idée pour focaliser mon esprit sur un objectif. Pour le coup, me concentrer sur une seule vocation et forger ma détermination à accomplir quelque chose, c’était tout ce qu’il manquait à ma vie.. Tout ça jusqu’à environ un mois après la rentrée. Après… mon cœur jetait son dévolu et ses désirs inassouvis sur la fille à la place à côté de la mienne, et comme une sotte, j’obéissais. C’était la deuxième fois en deux ans, il fallait croire qu’il m’était impossible de retenir cette simple leçon. Mais les choses du cœur, et l’amour, ne s’expliquent pas, et inexpérimentée comme j’étais alors, la simple idée d'une idylle romantique et de long moment, souffle contre souffle, yeux dans les yeux, c’était la promesse d’une ivresse sans fin.

Elle n’avait rien du garçon qui m’avait séduit, nan. Populaire, bavarde, peau bronzée et cheveux décolorés, c’était tout ce que ma petite vendetta intérieure souhaitait concrétiser contre mes parents. Le fait qu’elle soit une fille, même, était plus au départ une tentative muette de rébellion contre les principes très traditionnels de ma famille. Puis vinrent les premiers baisers, même pas à mon initiative, parce qu’elle était bien plus perspicace que le garçon qui m’avait ignorée. Mes yeux rêveurs lui avaient mis la puce à l’oreille, et l’eau à la bouche de cette amatrice de sensation folle s’était faite un plaisir de me faire franchir les limites que je côtoyais juste du bout du soulier. Je portais déjà des lentilles, mais c’est elle qui m’a incité à en faire changer la couleur. Elle avait insisté sur son affirmation , à raison, qu’une couleur différente à mes cheveux apporterait à mon minois quelque chose de moins enfantin. Pour finir le tableau, c’est l’année d’après que pour jouer la grande je me suis mise à fumer.

Évidemment j’ai fini par me faire pincer et en tant que godiche de service, je n’avais pas vu venir le coup magistral de mon amoureuse. Cette espèce de sale gourgandine s’est empressée de tout me mettre sur le dos, et indubitablement, la sanction tombait droit sur le coin de mon museau. Deux semaines de suspension, trois devoirs, les corvées tous les jours jusqu’à la fin de l’année.
Elle allait voir, elle allait voir de quel bois je me chauffais.. Et pourtant, pour toute la misère qu’elle m’avait causé, il n’y avait vraiment qu’une fautive dans l’histoire.. La pauvre pomme qui l’avait crue. La pauvre pauvre petite chose stupide qui avait pu croire à son amour, à ses rêves, à la vision de moi qu’elle avait si superbement su me faire miroiter.

C'était ce moment-là que l'éveil attendait pour pointer le bout de son nez, chose qui facilitait la fuite de ma bien aimée. Signaler aux professeurs que je pourrais être tentée de me venger, même si de toute évidence par les examens que j’avais suivis il n’en était rien, était une excellente raison de juste changer ma classe pour une autre.
Je me retrouvais seule, encore. Plus d’amies avec qui rire, de petite amie pour m’envouter, juste le froid cruel et la sensation douloureuse et nostalgique de revisiter des endroits où j’avais pu prendre du bon temps. Ca, et mes études.

Je terminais mes années de lycée avec un esprit de working girl addicte à son travail, et mon parcours s'arrêtait sur une simple envie, en finir. Je rejoignais le premier groupement à ma portée pour faire partie de groupes d’assauts contre les Gates, ces immenses fosses débordantes de monstres. Taciturne, attaquant à qui mieux mieux tel un berserk, je ne me faisais pas une réputation de délicate chasseuse. Nan, à leurs yeux j’étais plus “une tête brulée”, “la rose sauvage”, “la variable de trop”, et franchement, je leur donnait entièrement raison.

Quoi qu’il en était, c’était impossible d’évoluer dans ce genre de milieu sans quand même créer des liens de sympathie. Et, même en étant la pire des connasses qui mord avant même de comprendre qui avait parlé et pour quoi dire, j’arrivais finalement à me créer une sorte de bande, ou du moins en intégrer une fixe. Les années passèrent, et je continuai mon petit train de vie de Gate en Gate.

C’est dans un de ces donjons après bien des années que tout basculait en un instant, et que je me retrouvais confrontée à un inspecteur, dans un lit d'hôpital. Il n’avait rien de l’inspecteur sortit d’un film, nan, pas d'imperméable beige, pas de chapeau, pas de clope au bec. Nan, il était simplement en uniforme, on pouvait deviner son absence de sommeil aux poches sous ses yeux, ses précautions au gilet pare-éclat sous sa chemise et sa nervosité aux subtils tremblements. De mon côté, à part la douleur et la vague impression d’avoir manqué un siècle d’existence, mes sensations étaient justes.. aiguisées ?

L’inspecteur me regardait me redresser, et même si les docteurs lui avaient dit qu’il pouvait me parler, je voyais à ses yeux qu’il attendait un signe pour commencer, ma tête s’inclinait donc.
-Bonjour, je suis l’inspecteur Tanaka, c’est moi qui suis chargé de l’enquête préliminaire concernant la gate dont tu sors. Est-ce que tu veux bien me dire qui tu es ? Histoire que je puisse confirmer.

Si jamais j’ai appris quelque chose avec la police japonaise, c’est de ne jamais jouer au con avec eux… Le plus facile pour la justice c’est de juste clôturer les affaires autour du cou des principaux protagonistes autour d’un délit. Donc s’il y avait matière à justifier un inspecteur, c'était quelque chose de monumental et potentiellement destructeur pour une carrière et une vie.
-Mon nom est Ose Mina, j’ai vingt-six ans.
-Ose-san, et quelle est votre activité ?

-Je suis chasseuse de Gate… En contrat temporaire.
-Guilde ?
-Nan.
-Quelque chose de particulier sur ce contrat ?

“Se douterait il de quelque chose ? Pourtant elle était sûre d’elle.” pensais je.
-Pas particulièrement, répondais je, hésitante.

La main de l’inspecteur se mit à faire des tours sur elle-même alors qu’il affichait un air pas très convaincu, pour pas dire qu’il se moquait ouvertement de l’affirmation.
-C’était un gōkon (Rencontre de groupes), avouais je.
-Pardon !?
-Un.. Bah un gōkon, quoi. Des hommes, des femmes.. ahem..

Je commençais à devenir rouge.
-En donjon !?
-Je.. Hum..
-La jeunesse… s’exclama l’inspecteur en secouant la tête avant de gribouiller sur son calepin. Cela explique des choses.

Je restais muette, mon regard tentant d'éviter celui de Tanaka tandis que mon visage cherchait de la fraîcheur pour refroidir mes joues. Mes yeux finirent par revenir au représentant des forces de l’ordre qui se grattait le crâne avec son stylo avant de s’humecter les lèvres.
-Et donc ? Est-ce que vous pouvez me raconter comment vous avez planifié tout ça ?
-J’étais invitée..
-Ah..
-Mais on m’a dit que la personne qui s’en était occupé avait dû être très généreuse avec…
-Ah ?
-...Je suis désolée, je ne me souviens plus du poste que cette personne occupait.
-Ah. Vous savez de quel département elle dépendait ?
-.....
-Hmm ?
-...Non, désolée.
-Ce n’est pas grave, ne vous en préoccupez pas, me rassurait il en faisant un signe de la main qu’il voulait rassurant.

Je le voyais la seconde d’après entourer la question qu’il venait de poser et souligner trois fois d’un geste vif et implacable.
-Bon, pouvez vous me raconter comment cela s’est passé ?
-Eh bien, je suis entrée avec les autres chasseurs après une courte introduction. Des groupes se sont naturellement form..
-Excusez moi, personne n’avait l’air particulièrement tendu, ou au contraire vraiment excité.
-Heu… Si. Plein même, mais..
-Mais ?
-C’est un peu le but de ce genre de rencontre, je pense.
-Je.. Oui, c’est vrai.
-Et puis il s’agissait d’une vraie Gate, alors nos instincts de chasseurs primait quand même sur le reste, enfin pour la plupart d’entre nous.
-C’est à dire ?
-Certaines personnes étaient plus distraites que d’autres, les néophytes d’une part, et puis certains hommes étaient assez insistants, voire carrément dégoutants.

A mesure que je décrivais les événements, j’avais l’impression de mieux me les remémorer, de me les approprier de nouveau, voire même de les vivres. Une blague dans ma mémoire me faisait esquisser un sourire, puis le soulevé de jupe d’un odieux personnage me donnait l’envie d’allumer une cigarette. J’en cherchais une du regard avant de me rappeler où je me trouvais… Mais comment ai-je atterri là.
-Vous parliez de groupes qui se formaient ?
-Comme j’ai l’habitude de faire, nous avons avancé, jusqu’au point où le groupe a dû se scinder en trois. Deux pour prendre les embranchements qui s’offraient à nous, et une réserve de quelques chasseurs qui restent sur place pour relayer les informations et partir pour soutenir ou aider si un groupe à besoin de se replier.
-Vous êtes partie à droite, affirma l’inspecteur en relisant ses notes.
-Oui, avec la plupart des goujats.
-Drôle de choix, commenta Tanaka.
-Shizune passait une bonne soirée, mais ces quelques hommes salissaient tout le tableau. Je n’avais personne qui prenait grâce à mes yeux, alors en amie, je me suis proposée pour garder les chiens.

L’inspecteur siffla presque en entendant la pique, mais se retint. Le geste y était, et il hocha d’un air approbateur.
Ma mémoire commençait à me faire des tours, comme si je grattais une zone qu'il ne fallait pas. L’air devenait soudainement plus frais, comme si quelqu’un avait ouvert la fenêtre, et je me surprends à frissoner.
-On est tombé sur une porte.

J’avais galéré à prononcer ces mots, tellement le souvenir me paraissait étrange, c’est à ce moment-là que je commençais à remettre les idées dans ma tête en place avant de raconter. Je ne me souvenais pas tout de suite de ce qui s’était passé, et si l’inspecteur avait quelque chose à charger en inculpation qu’une simple entorse au règlement sur les gates, il valait probablement mieux pas pour moi qu’elle tombe sur ma pomme.
-Une porte, reprenait Tanaka.
-Pierre rose, armature en fer doré, elle était ouverte même s’il y avait une serrure.

Le visage de l’inspecteur devenait dubitatif, le doute l’habitait clairement. Mais son crayon continuait d’écrire alors je continuais.
-A l’intérieur il y avait des pots qui fumaient.
-Piégés ?
-Les fumées étaient roses, comme pour la porte avant la pièce, c’était un genre de bouillon. Les jarres faisaient à peu près cette taille.

Je levais une main, c’était la taille moyenne pour qu’un homme puisse se pencher à quatre vingt dix degrés dessus et tout juste immerger son visage.
-Les hommes se sont tout de suite intéressés aux breuvages, à part un qui fouillait la pièce et un autre qui discutait avec une des filles qui avait décidé de rester dans se groupe pour lui. Les autres femmes se sont mises à fouiller du regard la salle ou à discuter entre elles.
-Et toi ?
-Je… J’avais un mauvais préssentiment, alors j’ai rien fait. Ce genre de salle est assez rare et c’est la première fois que je voyais une porte avant une sorte d’énigme. Pour le coup je m’interrogeais plus sur le sens des jarres.
-Et ensuite.
-L’un des hommes a trouvé qu’une des jarres sentait l’alcool, alors il l’a crié et tout le monde était plutôt content que le contenu n’ait sauté à la tronche de personne. Puis il a bu avant que le seul homme qui fouillait ne hurle d'arrêter.

Je reprenais mon souffle, car j’avais comme une sorte de fièvre qui s’annonçait en me coupant la respiration au passages de bouffées de chaleurs.
-Il est devenu ivre instantanément, et.. L’espace d’un instant je pense que j’ai pu apercevoir un dieu de la guerre descendre dans sa peau.
-Un dieu de la guerre ?
-Avec une tête d’ogre, rouge, fort.
-Il s’est mit à attaquer tout le monde, c’est ça ?
-Au début oui, mais il était de classe magique, et l’alcool avait l’air de le faire régresser.
-Il n’a pas utilisé ses sorts ?
-Il s’est contenté de frapper tout le monde à sa portée, puis d’aller chercher plus loin pour s’en prendre à d’autres. Sauf que les jarres étaient sur son chemin. Certaines ne faisaient que refroidir un peu les choses qui touchait leur contenu, d’autres tuaient instantanément les gens aspergées, mais pas lui.

L’inspecteur notait tout et restait silencieux, je pouvais voir qu’il essayait de se représenter dans sa tête la scène. Mais quoi qu’il ait pu voir dans ses songes, la réalité dans ma mémoire était bien plus concrète. Je ressentais la chaleur des gens immolés prêt à se jeter sur moi pour demander de l'aide, tranchés net dans leur élan par ma propre peur de mourir consumée également. J’avais dû m’écarter d’une femme qui se changeait progressivement en or et qui alla enlacer l’homme qu’elle appréciait à ma place. Elle lui avait soufflé quelques mots alors que ses poumons se comprimaient. Il devait la sauver d’un baiser, du moins c’était ce qu’un autre liquide lui avait fait croire. Il était mort dans ses bras, lui bien de chair distordue qui craquait sous la pression des bras d’or se refermant de sa bien-aimée fictive. La pesanteur de la salle donnait sans doute l’impression à tout le monde que le plafond chutait, que la pièce elle-même chutait dans le vide infini du cosmos. Les étoiles se mêlaient aux murs, effaçant les frontières. Tout n’était qu’absurdité face au visage de l’univers et de ses secrets. L’humanité ? Une simple bagatelle face à toute cette splendeur cosmique. Les réponses, toutes les réponses avaient surgies dans mon esprit, juste une fraction de secondes, et pourtant, j’avais l’impression que cet avant-goût représentait bien plus que le poids de ma propre vie.
-J’étais juste.. Désarmée…

L’inspecteur allait me poser une question, mais je ne lui en laissait pas le temps.
-Les vapeurs, sans m’en rendre compte, je me suis faite avoir comme tous les autres. Je les ai vu mourir, tous, et j’étais impuissante. Je… J’ai vu tant de chose que.. Mon esprit s’est bloqué, je n’ai rien pu faire.

Tanaka-san avait l’air complètement intrigué, alors je lui racontais les visions d’horreur auxquelles j’avais été confrontée. Je lui expliquais même le choix que j'avais eu à faire pour épargner ma vie, mais préférait choisir de dire qu’un autre l’avait abattue pour me sauver.
-Et ensuite, mon arme est tombée, le plus discret des hommes s’était glissé jusque dans mon dos, et a renversé une jarre sur moi. J’étais déjà sous le choc de mes visions, mais le liquide froid m'a réveillé en même temps qu’il me paralysait. Ensuite… Ensuite il ma planté.

L’inspecteur parcourait ses notes pendant que je portais ma main à mon épaule pour chercher la plaie. Ma main n’éffleurait qu’une peau douce et lisse, mais la sensation de douleur, elle, telle un fantôme, me hantait.
-Les soigneurs ont pu te soigner totalement.. Mais tu étais gravement blessée, presque à deux doigts de la mort.
-Nan..
-Huh ?
-Nan… sanglotais-je en me rendant compte de ce qui s’était passé.

Des larmes commençaient à venir à mes yeux. L’inspecteur s'arrêta de noter et me laissa gémir un instant avant de faire glisser la boîte de mouchoir de la table de chevet. Il s’excusa et sortit pour me laisser du temps pour épancher mon chagrin. Mon cerveau était en feu, le monde sans dessus dessous et c’est dans cette démence naissante que je levais les yeux au ciel, comme pour chercher le dieu cruel qui s’en prenait à moi, pour tomber nez à nez avec des informations flottant comme par magie.

Peu sûre de moi, je commençais à me demander si tout cela n’était pas qu’un rêve, alors je tentais d'interagir avec les informations dans le vide, et comme pour répondre tactilement, des menus plus complexes s’affichèrent. La mémoire me revint instantanément et complètement, comblant les moindres lacunes et moindres détails que j’aurais à épargner à l'inspecteur.

Chaque jarre avait sa propre mixture, et celle de la paralysie couplée à celle qui donnait un instinct meurtrier avait fait de moi une victime de choix. Presque incapable de voir face contre terre, le souffle difficile dans mes cheveux couplé aux genoux de mon agresseur assis sur moi, c’était ma fin. Ni plus ni moins, la mort par un millier de coupures. Il tailladait ici, puis là, veillant à me garder en vie le plus longtemps possible alors que le désespoir hurlait lui-même à la mort dans ce tombeau maudit. Autant de voix que j’entendais naître et qui s’étouffait inondé par celui des flammes, des os qui craque et des cris sauvages et barbares.
Il n’y avait pas de temps pour l’introspection, et tout le temps du monde entre chaque coup de lame pour se demander “pourquoi moi ?”, “qu’est ce que j’ai fait de mal ?”, “est-ce que mes parents ont honte de moi ?”, “est ce qu’ils auront honte de moi à mon enterrement ?”.
“Quand est-ce que je vais mourir ?”

“Je vais mourir n’est ce pas ?”


“Pitié, faites que ça s'arrête !”




“N’y a-t-il aucune pitié pour moi ?”

“Est-ce que je le mérite ?”
Cette question, cette question revenait sans cesse, comme une rengaine. Elle avait fait partie de ma vie, et elle revenait cycliquement, comme un coup de couteau dans mes cottes. C’est la question que l’on se pose tous. Certains moins que d’autres. Pour autant, est-ce qu’ils le méritent ? Pourquoi je le mériterais ?

“QUELLE BLAGUE ! SI JE LE MERITE ALORS CHACUN D’ENTRE EUX LE MERITE TOUT AUTANT !”

“NOUS SOMMES TOUS DES IDIOTS ! ALORS QUE LE MONDE ET LE DESTIN AILLENT SE FAIRE METTRE !”

“JE NE MOURRAIS PAS !”
“Pas maintenant…”

-TANAKA !! hurlais-je.
-Oui !? s’exclama t’il en rentrant à toute allure.
-Je suis vivante !
-...

Il était complètement paumé, cela se voyait à sa mine déconfite. Son esprit devait sûrement hésiter entre l’hilarité de mon expression et l’hypothèse que le seul truc irremplaçable par un soigneur avait définitivement foutu le camp, ma santé mentale.
-J’ai cru mourir..
-Les secours sont arrivés très vite après que le groupe posté à l’intersection soit sorti pour prévenir l’équipe de soutien.

“Mais c’était impossible, alors..” pensais-je, avant de regarder le panneau. “Alors quelque chose est arrivé, et s’il ne le voit pas, personne ne doit être au courant. Si je l’explique, on me prendra pour une folle, ou on m’enfermera pour une autre raison… personne ne doit l’apprendre”.
-Alors c’est un miracle.. soufflais-je, feignant d’être rassurée.
-Un vrai miracle, si j’en crois l’équipe qui est partie fermer la porte après ce regrettable incident.
-Qu’est ce que vous voulez dire ?
-La pièce ne contenait pas de porte, c’était probablement dû à l’inhalation des gaz provenant des urnes de poison du boss de la gate.
-Mais.. il était de l’autre côté du donjon !
-D’autres caches du genre étaient disposées apparemment dans un but d’utiliser les effets dans une campagne d’expansion. Vous êtes entrés avant qu’ils ne s’en servent sur vous, l’équipe qui s’en est chargé a eu beaucoup de mal, et des pertes ont été signalées…
-Oh..

Mon esprit n’était passé par aucun détour pour m’expliquer à quel point telle ou telle mixture aurait été une condamnation à mort pour des groupes entiers. Je commençais presque à regretter mon doigt d’honneur au destin avant de mourir, craignant qu’il ne se venge dans mon après-vie. Rien n'assure que je pourrais revenir encore une fois, ou que j’étais véritablement revenue. Il y avait juste cette page flottante et cet inspecteur qui me considérait comme une miraculée. Il y avait plein de choses qui trottaient dans mon esprit, mais une chose demeurait là comme un spectre au-dessus de mon épaule. Est-ce que je méritais cette après-vie ?

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